Santé et sécurité au travail

Safety-II et le débat trompeur sur le bien et le mal

Une question de définitions ? De Safety-I à Safety-II

8 minutes 15/07/2021

de Timo Kronlöf

Chaque année, mes collègues et moi demandons à certains des esprits les plus éminents en matière de santé et de sécurité au travail de répondre à cinq questions sur les principales tendances dans leur domaine. Nous publions ensuite les résultats dans notre Safety Management Trend Report. Bien sûr, je sais que certains des experts que nous contactons ne pourront pas répondre à nos questions, que ce soit parce qu’ils n’ont pas le temps ou pour d’autres raisons. Toutefois, je n’avais jamais imaginé que quelqu’un refuserait d’y répondre pour la raison suivante : 

« Les cinq questions portent sur la « gestion de la sécurité » mais [le sondage] ne donne pas la définition de « gestion de la sécurité ». Il est tenu pour acquis, et c’est compréhensible, que le terme fait référence au concept que l’on a habituellement de la sécurité, à savoir une situation dans laquelle presque rien ne va mal. De ce point de vue, l’objectif de la gestion de la sécurité est clairement de travailler dans ce but, de préférence en arrivant à une situation idéale sans accidents, incidents ou pertes, etc. Cette interprétation correspond à l'approche de Safety-I ». 

C’est Erik Hollnagel, un professeur qui s’est fait un nom en tant qu'expert dans les domaines de l’ingénierie de résilience, de la sécurité des systèmes et des systèmes homme-machine intelligents, qui m’a envoyé ce message. Il est l’auteur d’un grand nombre de livres et de publications sur la santé et la sécurité au travail. J’en cite d’ailleurs quelques-uns dans mon mémoire de Master. La distinction que fait Hollnagel entre les concepts de Safety-I et Safety-II ne m’était donc pas inconnue. En revanche, j’ignorais l’étendue de ce changement de paradigme. 

Safety-II : Un bref aperçu

On peut décrire l'approche Safety-II comme une version positiviste de la santé et la sécurité au travail dans laquelle la sécurité est la capacité de surmonter les difficultés et de résister au stress et aux situations tendues qui font partie intégrante du monde professionnel complexe et moderne. Une stratégie en matière de santé et de sécurité au travail basée sur ce concept ne repose pas sur la mise en place de normes et de règles mais plutôt sur la reconnaissance et la promotion de la capacité des individus à travailler de manière prudente en atteignant leurs objectifs sans adhérer fermement au règlement - ce qui entraîne la création de résilience sur le long terme.  

Une analyse informelle du point de vue de Safety-II 

La comparaison suivante montre que Safety-II ne distingue pas la cause des accidents et les situations sûres. L’explication est la même dans les deux cas : 

Les accidents se produisent parce que les individus... 

Lorsque tout se passe bien c’est parce que les individus... 

trouvent des solutions pour surmonter les difficultés et les obstacles.

trouvent des solutions pour surmonter les difficultés et les obstacles. 

adaptent leur rendement en fonction des exigences et des conditions.

adaptent leur rendement en fonction des exigences et des conditions. 

interprètent et appliquent les procédures en fonction de la situation.

interprètent et appliquent les procédures en fonction de la situation.

interviennent lorsqu’ils ont l’impression que quelque chose va mal se passer. 

interviennent lorsqu’ils ont l’impression que quelque chose va mal se passer.  

La sécurité de Safety-II : qu’est-ce qui fonctionne bien et pourquoi ?

Sur 10 000 événements, 9999 vont bien se passer. Analyser ces événements peut nous aider à comprendre à quel moment et dans quelles circonstances les mesures de sécurité sont mises en place et fonctionnent. Pourquoi se concentrer sur l'exception (l’événement qui a eu des conséquences imprévues) si les causes qui en sont à l’origine sont les mêmes dans les 9999 autres situations. Ce serait comme essayer de comprendre ce qui fait qu’un mariage soit heureux en analysant uniquement les divorces.

Conseil : Safety-II en détail

Vous pouvez explorer le concept Safety-II en détail dans notre livre blanc "Nouvelles approches pour une sécurité moderne". Le livre blanc va bien au-delà du bref aperçu présenté ici et aborde trois autres concepts passionnants en plus de celui de Safety-II : Behavior-Based Safety, Psychological Safety et Safety Differently.

Un débat houleux 

Peu après avoir reçu la réponse négative de Hollnagel, ce sujet a de nouveau attiré mon attention en voyant qu’un post LinkedIn publié par le Dr. Dominic Cooper avait provoqué un tollé au sein de la communauté HSE. Il s’était montré très critique envers l'approche Safety-II et un autre concept très proche appelé Safety Differently. Le titre de son article « À quel point l’approche Safety Differently est-elle différente des autres ? » et les échanges d'opinions animés dans les commentaires s’étaient répandus très vite. 

Les défenseurs de Safety Differently soutiennent que ce concept est très différent de celui de Safety-I étant donné qu’il n’est pas centré sur les résultats positifs en matière de sécurité mais qu’au contraire il essaye d’améliorer l’efficacité de l’organisation dans son ensemble en mettant l'accent sur tout ce qui fonctionne correctement et en renforçant ces éléments. C’est très bien en théorie mais, dans la pratique, si une organisation fait bien les choses dans 99,99 % des cas, il reste encore une grande marge d’erreur. – Dr. Dominic Cooper 

Dans le cadre d’une table ronde tenue peu après la publication de son post, le Dr. Cooper a reçu une réponse de Ron Gantt, un fervent défenseur de l'approche Safety Differently.
Bien que ce soit fascinant de les écouter, je ne pouvais pas m’empêcher de me demander si ce débat nous ferait progresser en tant que groupe professionnel en ce qui concerne la prévention des accidents et des effets néfastes sur la santé. Pour moi, ce débat entre Gantt et Cooper montre bien les divisions qui existent dans la communauté HSE dans le cadre des discussions en cours sur ce nouveau paradigme que pose Safety-II.  

Le problème de Safety-II

De nombreux managers HSE et responsables en matière de sécurité ont du mal à accepter ou à reconnaître la logique de Safety-II. Souvent, cela est dû au fait que, au premier abord, on peut avoir l’impression que Hollnagel considère que tous les aspects traditionnels de la santé et la sécurité au travail sont erronés. Cela s’applique non seulement aux méthodes et aux moyens utilisés pendant des années mais aussi à la philosophie dans son ensemble. En fait, Hollnagel soutient que nous devrions cesser d’identifier les causes des accidents : il fuit l’idée de vouloir identifier et corriger les causes à l’origine des accidents en utilisant le principe TOP (c’est-à-dire en s’intéressant aux défaillances techniques, organisationnelles et personnelles). D’après lui, les managers HSE devraient plutôt cherche à créer une atmosphère de confiance entre la direction et le personnel. Au lieu de dire ce qu’il faut faire et de rédiger des instructions précises, Hollnagel affirme que les managers HSE devraient commencer à écouter attentivement leurs employés, à leur poser des questions et à reconnaître la valeur du « comportement adaptatif » plutôt que celle des règles et des normes. Ce n’est pas étonnant que les experts en HSE soient réticents à ce concept car on leur a appris pendant des années que l'erreur humaine est une des premières causes d'accident au travail. Il est normal qu’il soit difficile de remettre en question cette affirmation catégorique. 

Malgré cela, Hollnagel a lui-même explicitement demandé que l'analyse des causes profondes en tant que pratique dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail soit entièrement supprimée : 

« Je serais ravi que l’analyse des causes profondes disparaisse mais j’ai peu d’espoir que cela se produise. La simplicité de la méthode et du raisonnement qu’il y a derrière est trop attrayante pour être surmontée par des arguments solides contre sa valeur pratique. »

Erik Hollnagel, Safety Management Trend Report 2017

Selon moi, il est peu probable qu’un manager HSE qui a conduit avec succès des analyses des causes profondes pendant des années, dont les statistiques en matière de HSE ne cessent de s’améliorer et qui atteint ses objectifs annuels (à savoir, réduire de 20 % le taux annuel d’accidents) ait envie d’adopter une « nouvelle approche ». Pourquoi ferait-il confiance à la capacité des individus à adopter des comportements sûrs sans normes ni règles pour les guider.  

Safety-II dans la pratique

Au début, moi aussi je pouvais citer un certain nombre de raisons qui montraient que l’approche traditionnelle était plus judicieuse. Par exemple, quand je travaillais pour une compagnie d’assurances, l’historique des KPI négatifs tirés des registres des cinq années précédentes nous permettait de prédire beaucoup de facteurs dans des termes concrets. C’est pour cette raison que j’étais réticent à l’idée d’adopter l’approche Safety-II. Dès que j’ai compris que Safety-II ne vise pas à remplacer Safety-I, le concept m’a tout de suite paru beaucoup plus intéressant. Safety-II n’a pas été conçu comme successeur de Safety-I. Au contraire, les deux concepts sont complémentaires à bien des égards (voilà pourquoi ils ont été nommés I et II et non 1 et 2, ce qui transmet une idée de progression par opposition à une idée de remplacement). 

Or Safety-II ne vise pas à remplacer Safety-I. En effet, cette approche n'est pas une nouvelle discipline ou une nouvelle pratique, c'est une nouvelle perspective des choses qui arrivent et de comment elles se produisent. Cette nouvelle perspective permet de regarder les événements sous un autre angle et de comprendre comment ils sont analysés et comment les résultats sont interprétés. (Hollnagel, 2012) 

  • En examinant de plus près, il apparaît clairement que les approches Safety-II et traditionnelles en matière de sécurité sont complémentaires à bien des égards. | © iStock: Tassii

À la lumière de ce débat houleux autour de Safety II et de l’email du Dr. Hollnagel, je suis arrivé à la conclusion, en ce qui concerne les désaccords relatifs à la question de savoir laquelle de l'approche traditionnelle ou l'approche moderne est meilleure, que l’on ferait mieux de trouver la manière de prendre les points forts de chaque approche pour les combiner. À l’avenir, le succès (que ce soit dans le domaine de la santé et la sécurité au travail ou dans un autre secteur) ne passera pas par la micro-gestion, la bureaucratie et les sanctions. 

Et pourtant, malgré mon engouement croissant pour Safety-II, il me restait un doute. Si 1 événement sur 10 000 tourne mal, comment les systèmes de santé et de sécurité au travail peuvent-ils fournir les ressources nécessaires pour analyser les 9999 événements restants et en tirer des leçons alors que les incidents donnent déjà énormément de travail ? 

Je revenais toujours sur cette question et j’ai fini par l’évoquer lors d’une discussion avec mon équipe. Nous avons cherché à savoir s’il serait possible de développer un logiciel permettant de mettre en œuvre Safety-II dans la pratique. Jusque-là, et pendant 13 ans, la fonctionnalité principale de Quentic, un logiciel HSE, était la visualisation des aspects traditionnels de la santé et la sécurité au travail, c’est-à-dire Safety I. Toutefois, nous avons pris la décision d’adapter l’élément central de notre logiciel. Ce faisant, nous avons pu conserver et optimiser la structure de base car, heureusement, Safety-II n’est « rien d'autre » qu’un ajout complémentaire à Safety-I. Le résultat est un nouveau module, Incidents et Observations, qui permet aux entreprises d’établir et de définir leurs propres KPI spécifiques pour évaluer la santé et la sécurité dans leur lieu de travail. C’est un ajout utile et significatif par rapport aux KPI traditionnels (à savoir, le taux d’accidents, les jours sans accidents, les résultats des audits, etc.) auquel on peut inclure des initiatives des employés et des observations positives pour partager de bonnes pratiques. Les utilisateurs peuvent comparer différents types de KPI pour Safety-I et Safety-II et établir des liens entre eux. En outre, nous avons ajouté la possibilité de mener des enquêtes de prévention avant les accidents. Et ce n'est que le début, bien que je sache que la structuration des processus Safety-I pour qu’ils se déroulent le plus efficacement possible reste l’avantage principal du logiciel HSE. Cela signifie faciliter les processus HSE clés traditionnels par exemple en automatisant la gestion des incidents ou en simplifiant la mise à jour des registres légaux et des fiches de données de sécurité. 

Changement de paradigme : Safety-II comme complément de Safety-I

Après d’innombrables échanges avec des managers et des spécialistes en HSE sur Safety-II et d’autres approches, je suis arrivé à la conclusion que Safety-II est plus attrayant pour les entreprises qui obtiennent déjà de bons résultats en matière de santé et de sécurité au travail en utilisant les KPI traditionnels, par exemple. Il arrive souvent que les KPI traditionnels liés à la sécurité comme le taux d’accidents (par million d’heures) stagnent à moins de 5 pendant un moment. Pour atteindre ce niveau, il faut un gros investissement et des efforts considérables et on y arrive en général en appliquant des approches traditionnelles.  

« ... le progrès en matière de sécurité a atteint un palier dans un grand nombre de secteurs. On pourrait en conclure qu’en continuant à toujours faire la même chose on obtiendra les mêmes résultats, on n'atteindra pas de nouveaux objectifs. En suivant et en adoptant la tendance globale croissante de « Safety Differently », les différents secteurs pourront atteindre cette asymptote en considérant leurs employés comme des ressources à exploiter et en arrêtant de chercher à toujours atteindre le nombre le plus bas possible d’événements négatifs tout en considérant à nouveau la sécurité comme une responsabilité éthique pour les individus plutôt que comme une responsabilité bureaucratique. » -Sidney Dekker, Safety Management Trend Report 2017 

Remarque : Erik Hollnagel a expressément consenti à ce que cet extrait de son email soit publié. Il a été séduit par l’idée que son concept de Safety II et le débat autour de cette approche soient abordés dans des articles de blog. Cela signifie qu’il autorise la communauté de la santé et la sécurité au travail à se pencher sur un aspect qui pour lui est essentiel : les points de vue complémentaires, les deuxièmes avis. Merci. 

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